L’article 23 du Projet de Loi de Finances (PLF) 2026, présenté par le Premier ministre Sébastien Lecornu le 14 octobre 2025, constitue l’une des mesures fiscales les plus controversées du budget. Cet article vise à fiscaliser l’ensemble des produits du vapotage et à restructurer profondément le cadre réglementaire de la cigarette électronique en France, dans le cadre du plan national anti-tabac 2023-2027.
Contenu détaillé de l’article 23
Redéfinition des “produits à fumer”
L’article 23 modifie fondamentalement la définition légale des produits susceptibles d’être fumés en introduisant une nouvelle formulation à l’article L. 314-4 du Code des impositions sur les biens et services. Selon cette nouvelle définition, un produit est considéré comme susceptible d’être fumé si “à l’issue d’un processus de chauffage, de combustion ou d’activation, par réaction chimique ou un autre moyen dédié, il émet un aérosol susceptible d’être inhalé par le consommateur final”.
Cette redéfinition est cruciale car elle assimile juridiquement la cigarette électronique aux produits du tabac, alors que la vape ne produit aucune combustion mais uniquement un aérosol par chauffage.
Taxation des e-liquides (accise)
L’article 23 instaure une accise (taxe indirecte) sur tous les produits du vapotage, calculée au millilitre de liquide, selon deux catégories fiscales distinctes basées sur la teneur en nicotine:
Produits du vapotage faiblement nicotinés (0 à 15 mg/ml de nicotine) :
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30 € par litre (soit 0,03 € par millilitre)
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Pour un flacon standard de 10 ml : +0,30 € de taxe
Produits du vapotage fortement nicotinés (plus de 15 mg/ml de nicotine) :
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50 € par litre (soit 0,05 € par millilitre)
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Pour un flacon standard de 10 ml : +0,50 € de taxe
Important : Cette taxe s’applique à tous les produits liquides destinés au vapotage, qu’ils contiennent ou non de la nicotine, y compris:
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Les e-liquides prêts à l’emploi
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Les boosters de nicotine
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Les arômes concentrés pour le DIY (Do It Yourself)
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Les bases neutres PG/VG
Modification du régime de TVA
L’article 23 exclut les produits du vapotage du taux réduit de TVA à 5,5%, les soumettant ainsi au taux normal de 20%. Cette mesure vient s’ajouter à la nouvelle accise, amplifiant l’augmentation des prix pour les consommateurs.
Interdiction de la vente en ligne des produits du vapotage
L’article 23 instaure une interdiction totale de la vente à distance (vente en ligne) des produits du vapotage aux particuliers (B2C). Plus précisément, l’article L. 3513-18-4 du Code de la santé publique stipule que “la vente à distance à une personne physique qui agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisale, libérale ou agricole est interdite”.
Cette interdiction affecte :
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Les sites e-commerce spécialisés dans la vape
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Les marketplaces (Amazon, etc.)
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Toute forme de livraison à domicile pour les particuliers
Les produits présents dans les colis postaux ou acheminés par les entreprises de fret express sont présumés faire l’objet d’opérations interdites.
Réglementation des points de vente physiques
L’article 23 restreint drastiquement les canaux de distribution physique. La commercialisation au détail des produits du vapotage ne sera autorisée que dans trois types d’établissements:
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Bureaux de tabac (débits de tabac agréés)
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Lieux de vente situés dans les collectivités d’outre-mer (régies par l’article 73 de la Constitution)
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Établissements agréés par l’administration, qui doivent répondre à des critères stricts:
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Disposer de moyens humains et matériels propres à collecter l’accise
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Être exploités par des personnes physiques répondant à des conditions d’honorabilité, de probité, de capacité juridique et de formation déterminées par décret
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Obtenir un agrément administratif révocable à tout moment
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Obligations fiscales et administratives
L’article 23 impose aux acteurs du secteur un cadre réglementaire similaire à celui du tabac:
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Entrepôts fiscaux obligatoires pour la fabrication et la commercialisation en gros
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Apposition de timbres fiscaux sur les produits
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Système de suivi et de gestion en suspension de l’accise jusqu’à la fourniture aux établissements agréés
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Évolutions annuelles des tarifs indexées sur l’inflation
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Augmentations automatiques des taxes chaque année
Sanctions pénales
L’article 23 prévoit des sanctions pénales sévères pour les infractions:
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Un an d’emprisonnement pour fabrication, détention, vente ou transport frauduleux
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Saisie et confiscation des moyens de transport, récipients, emballages et machines
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Suspension ou retrait de l’agrément pour les établissements agréés
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Interdiction de commercialisation pour les bureaux de tabac
Calendrier d’entrée en vigueur
L’article 23 prévoit une entrée en vigueur au second semestre 2026, à une date fixée par décret qui ne peut être antérieure au 1er juillet 2026 et au plus tard le 1er janvier 2027. Les agréments pourront être demandés avant l’entrée en vigueur effective.
Justification gouvernementale
Dans l’exposé des motifs, le gouvernement justifie ces mesures par deux objectifs principaux:
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Objectif de santé publique : Encadrer le développement du vapotage dans le contexte du plan national anti-tabac 2023-2027
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Harmonisation européenne : Anticiper la directive européenne proposée par la Commission le 16 juillet 2025 (proposition 2025/580), qui prévoit une taxation des e-liquides à compter du 1er janvier 2028 avec des tarifs bien plus élevés:
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12 centimes par millilitre (1,20 € pour 10 ml) pour les produits contenant jusqu’à 15 mg/ml de nicotine
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36 centimes par millilitre (3,60 € pour 10 ml) pour les produits au-delà de ce seuil
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Le gouvernement affirme que les tarifs français proposés (0,03 à 0,05 €/ml) restent nettement inférieurs aux projections européennes pour 2028.
Risques encourus si l’article 23 était adopté
Risques pour la santé publique
Retour au tabagisme
Les professionnels de santé et les associations de vapoteurs alertent sur le principal danger : décourager les fumeurs de passer à la vape et provoquer un retour à la cigarette traditionnelle pour les vapoteurs actuels. Le Dr Christophe Cutarella, psychiatre addictologue, estime qu’on se “trompe de cible” en taxant un outil de sevrage tabagique qui est nettement moins nocif que la cigarette grâce à l’absence de combustion.
Jean Moiroud, président de la FIVAPE, estime que 5% des vapoteurs actuels pourraient abandonner la vape à cause de la taxe, ce qui engendrerait 200 millions d’euros de dépenses de santé supplémentaires, alors que la taxe ne rapporterait que 100 millions d’euros.
Perte d’efficacité comme outil de sevrage
La cigarette électronique est aujourd’hui l’outil n°1 d’aide à l’arrêt du tabac en France. Plus de 50% des 3 millions de vapoteurs réguliers sont d’anciens fumeurs ayant totalement arrêté la cigarette classique. En rendant la vape moins accessible financièrement et géographiquement, l’article 23 risque de priver les fumeurs de l’alternative la plus efficace pour sortir du tabagisme, responsable de 75 000 décès par an en France.
Transfert de tutelle alarmant
L’article 23 ferait basculer le vapotage du Code de la santé publique (sous contrôle du ministre de la Santé) vers le Code des impôts (sous contrôle du ministère du Budget). Ce changement éliminerait toute possibilité d’inclure le vapotage dans une politique de santé publique de lutte contre le tabagisme.
Risques économiques
Destruction massive d’emplois
La FIVAPE estime que 10 000 emplois sont menacés directement, dont:
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3 000 emplois disparaîtraient instantanément dans le secteur de la vente en ligne (e-commerce)
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7 000 autres emplois menacés dans les boutiques physiques et l’industrie
La filière française de la vape emploie actuellement plus de 20 000 personnes (emplois directs et indirects) et représente un chiffre d’affaires de 1,2 milliard d’euros. Les secteurs touchés comprennent : fabrication, logistique, commerce, aromaticiens, laboratoires, services techniques, administration, etc.
Démantèlement de la filière indépendante
La France possède une filière vape unique en Europe : 85% du marché (1,2 milliard d’euros sur 1,45 milliard au total) est contrôlé par des acteurs indépendants de l’industrie du tabac. L’article 23 risque de détruire ce modèle en faveur des bureaux de tabac, historiquement liés à l’industrie du tabac.
Répartition actuelle de la distribution:
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60% des ventes en boutiques spécialisées
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25% sur Internet
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15% chez les buralistes
Avec l’article 23, la vente en ligne disparaîtrait complètement et les 3 500 boutiques spécialisées devraient obtenir un agrément administratif contraignant.
Surcoûts administratifs insupportables pour les PME
Les obligations imposées (entrepôts fiscaux, timbres fiscaux, agréments révocables, contrôles douaniers) représentent des coûts de conformité très élevés pour les petites structures. Beaucoup de vape-shops, majoritairement des PME familiales, risquent de ne pas pouvoir supporter ces charges et de devoir fermer.
Risques pour les consommateurs
Augmentation significative des prix
Pour un vapoteur moyen consommant 60 ml de liquide par mois, la taxe représenterait entre 1,80 € et 3,00 € supplémentaires chaque mois selon la concentration en nicotine, soit 21,60 € à 36 € par an.
Exemple concret pour un flacon de 10 ml actuellement vendu entre 5 et 7 € :
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Liquide faiblement nicotiné : +0,30 € de taxe + TVA à 20% = prix final augmenté de 8 à 12%
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Liquide fortement nicotiné : +0,50 € de taxe + TVA à 20% = prix final augmenté de 12 à 18%
Perte d’accès géographique
L’interdiction de la vente en ligne priverait des centaines de milliers de Français d’accès au vapotage, particulièrement:
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Les habitants des zones rurales sans boutique à proximité
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Les personnes à mobilité réduite
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Les consommateurs recherchant des conseils et tutoriels en ligne
Le e-commerce ne représente pas qu’un canal de vente, mais aussi un espace d’information, de tutoriels, d’avis clients, de SAV et de données utiles à l’innovation.
Barrière pour les populations modestes
Pour les consommateurs en situation de précarité ou en phase de sevrage tabagique, cette taxe pourrait constituer une barrière financière supplémentaire les décourageant de passer à la vape ou les poussant vers des alternatives moins chères et potentiellement dangereuses.
Risques liés au marché noir
Explosion du commerce illégal
L’augmentation des prix combinée à la restriction des canaux légaux de distribution créerait un terreau favorable au développement massif du marché noir. Les consommateurs pourraient se tourner vers :
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Des produits importés illégalement, non contrôlés et potentiellement dangereux
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Des contrefaçons de qualité douteuse
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Des achats transfrontaliers (Belgique, Luxembourg, Espagne)
Ce phénomène est documenté dans d’autres pays ayant fortement taxé la vape : le marché noir prospère là où la fiscalité devient prohibitive.
Perte de contrôle sanitaire
Les produits du marché noir échappent à tous les contrôles de qualité et de sécurité imposés par la réglementation française et européenne. Cela expose les consommateurs à des risques sanitaires bien supérieurs à ceux des produits légaux : composition inconnue, absence de traçabilité, concentrations variables, présence de substances nocives non déclarées.
Risques juridiques et constitutionnels
Constitutionnalité contestable
L’assimilation juridique de la vape au tabac pourrait être contestée devant le Conseil constitutionnel, car elle traite de manière identique deux produits aux profils de risque radicalement différents. La vape ne contient pas de tabac et ne produit pas de combustion, deux caractéristiques essentielles du tabac.
Non-conformité à la directive européenne TPD
Depuis 2016, la vape est régie en France par le Code de la santé publique en application de la Directive européenne sur les Produits du Tabac (TPD), qui distingue clairement les produits du vapotage des produits du tabac. Le basculement vers le Code des impôts pourrait créer des incohérences juridiques avec le droit européen.
Risques politiques et démocratiques
Cadeau à l’industrie du tabac
Les associations de vapoteurs et les professionnels dénoncent unanimement un projet qui “ne protège pas les consommateurs, mais le modèle économique du tabac“. En étranglant la filière indépendante de la vape (85% du marché), l’article 23 favoriserait mécaniquement :
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Les bureaux de tabac, contrôlés par l’État et historiquement liés à l’industrie du tabac
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Les grandes multinationales du tabac qui développent leurs propres produits de vapotage
Conclusion et recommandations
Si l’article 23 du PLF 2026 était voté dans sa forme actuelle, la France s’engagerait dans une trajectoire à haut risque pour la santé publique, l’économie de la vape et l’équité d’accès pour les consommateurs. La fiscalisation et l’interdiction de la vente en ligne porteraient un coup sévère à une filière innovante et indépendante, tout en risquant de favoriser le retour massif au tabac et le développement d’un marché noir dangereux.
Pour concilier lutte antitabac et préservation de la filière de la vape, il apparaîtrait préférable de :
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Maintenir la vape sous le régime du Code de la santé publique, en réaffirmant son rôle de substitut moins nocif que le tabac
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Adapter la fiscalité à un objectif de santé publique (taxe modérée, indexée sur l’inflation, exonérations pour les substituts aidant au sevrage)
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Conserver la vente en ligne pour garantir l’accès, l’information et l’accompagnement des utilisateurs
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Renforcer les contrôles qualité et la traçabilité, plutôt que de favoriser les circuits parallèles
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Idréaliser un dialogue avec les acteurs indépendants (FIVAPE, associations de consommateurs) pour co-construire une réglementation équilibrée
Sans ces aménagements, l’adoption de l’article 23 risquerait de produire l’effet inverse de l’objectif affiché de réduction du tabagisme, en privant les fumeurs d’une solution de substitution efficace et en fragilisant un secteur économique générateur d’emplois et d’innovation.
